mercredi 16 avril 2008

Version tourangelle

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Le Petit Chaperon rouge dans les versions orales
Version tourangelle



Peinture de François-Fleury Richard (1777-1852)


Une fois il y avait une fillette en condition dans la campagne qui entendit parler que sa grand’mère était malade ; elle se mit en chemin, pour l’aller voir ; mais quand elle fut bien loin, à la croisée de chemins, elle ne savait pas lequel prendre. Elle y rencontra un homme bien laid, conduisant une truie, et à qui elle demande son chemin, lui disant qu’elle allait voir sa grand’mère malade. Il faut aller à gauche, lui dit-il, c’est le meilleur et le plus court chemin, et vous serez vite rendue. La fillette y alla ; mais le chemin était le plus long et le plus mauvais, elle mit longtemps pour arriver chez sa grand’mère, et c’est avec beaucoup de peine qu’elle s’y rendit très tard.

Pendant que la petite Jeannette était engagée dans les patrouilles du mauvais chemin, le vilain homme, qui venait de la renseigner mal, s’en alla à droite par le bon et court chemin, puis il arriva chez la grand’mère longtemps avant elle. Il tua la bonne femme et déposa son sang dans la mette (huche) et se mit au lit. Quand la petite arriva chez sa grand’mère, elle frappa à la porte, ouvrit, entra et dit :
- Comment allez-vous, ma grand’mère ?
- Pas mieux, ma fille, répondit le vaurien d’un air plaintif, et contre-faisant sa voix : As-tu faim ?
- Oui, ma grand’mère, qu’y a t-il à manger ?
- Il y a du sang dans la mette, prends la poêle et le fricasse, tu le mangeras.
La petite obéit.
Pendant qu’elle fricassait le sang, elle entendait du haut de la cheminée des voix comme des anges qui disaient : « Ah ! la maudite petite fille qui fricasse le sang de sa grand’mère ! »
- Qu’est-ce qui disent donc, ma grand’mère, ces voix qui chantent par la cheminée ?
- Ne les écoute pas, ma fille, ce sont des petits oiseaux qui chantent leur langage.
Et la petite continuait toujours de fricasser le sang de sa grand’mère. Mais les voix recommencèrent encore à chanter : « Ah ! la vilaine petite coquine qui fricasse le sang de sa grand’mère ! » Jeannette dit alors :
- Je n’ai pas faim, ma grand’mère, je ne veux pas manger de ce sang-là.
- Eh bien, viens au lit, ma fille, viens au lit !
Jeannette s’en alla au lit à côté de lui. Quand elle y fut, elle s’écria :
- Ah ! ma grand’mère, que vous avez de grands bras !
- C’est pour mieux t’embrasser, ma fille, c’est pour mieux t’embrasser.
- Ah ! ma grand’mère, que vous avez de grandes jambes !
- C’est pour mieux marcher, ma fille, c’est pour mieux marcher.
- Ah ! ma grand’mère, que vous avez de grands yeux !
- C’est pour mieux te voir, ma fille, c’est pour mieux te voir.
- Ah ! ma grand’mère, que vous avez de grandes dents !
- C’est pour mieux manger, ma fille, c’est pour mieux manger.
Jeannette prit peur et dit :
- Ah ! ma grand’mère, que j’ai envie de faire !
- Fais au lit, ma fille, fais au lit.
- C’est bien sale, ma grand’mère, si vous avez peur que je m’en aille, attachez-moi un brin de laine à la jambe, quand vous serez ennuyée que je sois dehors, vous le tirerez et vous verrez que j’y suis, ça vous rassurera.
- Tu as raison, ma fille, tu as raison.
Et le monstre attacha un brin de laine à la jambe de Jeannette, puis il garda le bout dans sa main. Quand la jeune fille fut dehors, elle rompit le brin de laine et s’en alla. Un moment après, la fausse grand’mère dit :
- As-tu fais, Jeannette, as-tu fais ?
Et les mêmes voix des petits anges répondirent encore du haut de la cheminée : « Pas encore, ma grand’mère, pas encore ! » Mais quand il y eut longtemps ils dirent : « C’est fini. » Le monstre tira le brin de laine, mais il n’y avait plus rien au bout.

Ce mauvais diable se leva tout en colère et monta sur sa grande truie qu’il avait mise au tet (toit) et il courut après la jeune fille pour la rattraper ; il arriva à une rivière où des laveuses lavaient la buie (buée). Il leur dit :
Avez-vous vu passer fillon fillette,
Avec un chien barbette (barbet)
Qui la suivette (suivait).
- Oui, répondirent les laveuses, nous avons étendu un drap sur l’eau de la rivière et elle a passé dessus.
- Ah ! dit le méchant, étendez-en donc un que je passe.
Les laveuses tendirent un drap sur l’eau et le diable s’y engagea avec sa truie qui enfonça aussitôt, et il s’écria :
- Lape, lape, lape, ma grande truie, si tu ne lapes pas tout, nous nous noierons tous deux.
Mais la truie n’a pas pu tout laper, et le diable s’est noyé avec sa truie, et fillon fillette fut sauvée.



Version recueillie en Touraine par M. Légot
et publiée dans la Revue de l’Avranchin, 1885, pp. 550-552,
reprise dans Mélusine, vol. IX, 1898-1899, pp. 90-91.


6 commentaires:

M. Ogre a dit…

...Là, il faudrait quand-même m'expliquer le coup du drap sur l'eau...
Et puis ce diable d'homme qui est tantôt homme bien laid, tantôt monstre tantôt le diable lui-même est bien moins sympathique que le loup, c'est certain... Surtout son côté rusé transparait moins... En tous cas, il apparaît bien plus maléfique que ne le semble le loup qui, au premier degré, ne mange que pour survivre... C'est intéressant comme version... On y retrouve toutefois l'essentiel des éléments présents dans les deux précèdentes...
Je crois qu'en définitive, je préfère la version où le PetitChap se fait dévorer... je ne saurais dire pourquoi...

PetitChap a dit…

... le coup du drap sur l'eau est pas bête ... et puis j'aime bien l'idée que la fillette est aidée par des femmes. Symboliquement, vous conviendrez que ça tient un peu plus la route que l'histoire du chasseur ou du bucheron. Et puis j'imagine qu'on pourrait pousser un peu plus loin, se dire que la fillette a traversé la rivière sans encombres ... c'est un peu comme les chevaliers qui traversent le gué ... c'est une victoire, non ?! J'avoue ne pas avoir super bossé les versions orales, mais je m'y intéresse de plus en plus. Elle me paraissent de plus en plus riches, et puis l'âge et les expériences aidant, je les vois différemment d'il y a quelques années ...

Je vais poster une dernière petite version super courte découverte récemment, il y est encore question d'aiguille ... Il y a donc forcément une raison à ce langage ...

M. Ogre a dit…

...Bon ben... on attend la suite maintenant...

Anonyme a dit…

Comme c'est étrange ce loup qui n'est plus loup mais diable. Je suis du même avis que l'Ogre pour le coup !
Et puis, c'est bizarre, sa grand-mère lui dit qu'elle veut la manger, et elle, Jeanette je veux dire, ne trouve rien de mieux à dire qu'elle a envie de faire... Et le loup-diable tout vilain qui est assez con pour se faire avoir par une gamine et son bout de laine... Non, franchement, avoue que c'est bizarre !

PetitChap a dit…

Rhôooo ... Elbereth ... Le loup n'est pas si con que ça ... et la gamine n'est plus tout à fait une gamine ...

Anonyme a dit…

ça fait drôle de lire cette version quand on connaît si bien celle du loup... Il est franchement mal intentionné le bonhomme en tout cas...
c'est sympa de pouvoir rentrer dans ces traditions orales toutes teintées de religion, les contes qu'on se récitait pour entretenir la mémoire et les racines d'un univers collectif ; c'est authentique quoi! un peu naïf parfois, mais cela reflète bien les mentalités de l'époque.