samedi 22 novembre 2008

Belle du seigneur

Roman adultes
Belle du seigneur

Albert Cohen
Gallimard (Folio), 1998 - 1109 p.

Note : 5/5

Quatrième de couverture : « Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils se verraient. »
Ariane devant son seigneur, son maître, son aimé Solal, tous deux entourés d'une foule de comparses : ce roman n'est rien de moins que le chef-d'oeuvre de la littérature amoureuse de notre époque.


Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo avait eu
quatre incisives manquantes, un grand trou noir au milieu ?


J'avais la flemme de résumer ce roman et ses 1100 pages... C'est une histoire d'amour, une histoire de passion, mais pas seulement... Albert Cohen brosse ici un portrait grinçant et satirique de la petite bourgeoisie, des hauts fonctionnaires internationaux inutiles... Et puis, mêlé à tout ça, Albert Cohen n'oublie pas non plus d'évoquer en filigrane la forte montée de l'antisémitisme... Et que dire de ce passage, en plein milieu du roman, où il met en scène Solal caché dans une cave, entouré de juifs devenus presque fous du fait des violences dont ils sont victimes...? Simplement le temps d'un chapitre et tout est oublié... on n'en parle plus, un peu comme si tout cela n'avait pas existé... Et pourtant, Solal en reviendra profondément marqué, et cet épisode lui vaudra d'être renvoyé de la SDN et de perdre sa nationalité française... Il n'existe plus socialement, il n'existe plus au monde... Mais il reste Ariane, et la passion qu'il lui voue...
Bref, je vous fais un copier/coller d'une petite critique trouvée dénichée sur le magazine de LaPéniche :
« Roman considéré comme le chef d’œuvre de la littérature amoureuse du XXème siècle, Belle du Seigneur est aussi celui de l’aliénation et l’ennui de l’amour, celui qui enferme et coupe de la vie des amants que l’on pensait éternels. C’est Roméo et Juliette qu’on désacralise, Tristan et Yseult qu’on assassine. L’Amour avec un grand A est démythifié. Pour une fois… La première page est celle de l’arrivée de Solal, le Grand, le Beau Solal, vers sa Belle, son aimée Ariane. Ariane mariée à la médiocrité incarnée, Adrien Deume, homme arriviste, sans consistance ni esprit. Arrive son preux chevalier, le Valeureux Solal, dont on tombe amoureux dès la première ligne.

Leur passion est fulgurante, élevée et magnifiée par l’écriture d’Albert Cohen. Ils incarnent les amants éternels, les amants que rien ne peut séparer. Leur Amour est grand et leurs sentiments sont les plus élevés de l’âme humaine, ceux que chacun ressent au plus profond de soi. Dans toute une partie du roman sans parole échangée, sans un dialogue, cette passion est fusion : rien ne sépare les amants, rien ne peut les séparer dans cette absence de langage. Albert Cohen explore les pensées les plus profondes d’une femme amoureuse, celle qui veut être parfaite pour l’amant qui chaque jour revient. L’Amour ne connaît ni code ni règles, et les amants sont les seigneurs du récit.

Mais Belle du Seigneur, et c’est là toute la modernité de Cohen, n’est pas le roman de la passion, ni des grands sentiments qui ne sont présents que les deux premiers mois de l’histoire d’Ariane et Solal. La médiocrité et l’ennui, qu’on croyait réservés au mari cornu, reviennent chez les amants, la passion n’a masqué qu’un court instant cet état lié à toute relation amoureuse ; le langage revient et sépare les amants, lassés l’un de l’autre, enfermés et fermés aux autres dans leur Amour. Eux seuls se parlent, et tout les sépare, les ennuie. La fuite dans les plus beaux hôtels de la Côte d’Azur et le luxe dont ils s’entourent ne masquent plus la médiocrité de leur existence. L’Amour ne dure pas, les grands sentiments passent. Roman de l’anti passion, Belle du Seigneur présente ses deux amants comme des anti héros. Ariane n’est plus qu’une écervelée qui tente à tout prix de garder son amant, le seul homme qui puisse lui apporter un semblant d’existence sociale. Solal, limogé de la Société des Nations et se voyant retiré sa nationalité française (il est juif de Salonique) est socialement mort. Il n’est plus, ou n’a jamais été ce chevalier servant, ce Valeureux qui vient délivrer sa Belle de la demeure où elle se tient recluse. Il n’a plus qu’Ariane pour se persuader qu’il est encore quelqu’un. Il l’aime, mais ne supporte plus de la voir en permanence.

L’ennui, la lassitude qui peuvent pousser à la haine de l’aimé, qui peuvent être oubliés dans bien des récits antérieurs, sont explorés de manière remarquable. La passion n’est qu’un leurre qui cache un cours instant la petitesse et la médiocrité de l’autre. L’amour chez Cohen n’est plus qu’une fusion des corps, que l’on sent obligé chez les amants, un acte sexuel trop souvent répété, qui perd ainsi de sa substance. Albert Cohen désacralise la passion amoureuse, révèle le piège dans lequel elle peut amener, révèle un amour sans âme, sans consistance, sans vie. Belle du Seigneur, chef d’œuvre de la littérature amoureuse, est aussi l’autel où Vénus est mise à mort. »
J'ai adoré ce bouquin. Certains passages - les monologues, entres autres - sont parfois un peu longs et indigestes (30 pages sans une seule ponctuation, c'est lourd...), mais ça n'enlève absolument rien au fait que ce roman est un petit bijou.

Alors oui, le roman fait 1100 pages, et oui, certains passages sont longs et assez pénibles à lire du fait de l'absence des signes de ponctuation. Mais ce roman mérite amplement d'être lu... Il vous happe, vous entrez dans l'histoire et vous êtes, tour à tour, Ariane ou Solal, Adrien ou la Deume... Et vous passez par tous les sentiments de la palette : du rire aux larmes, de la moquerie à la compassion, de la joie à la déception, en passant par la détresse absolue... de l'amour à la haine, de la passion à la mort...

C'est un livre vivant qui prouve, s'il fallait encore une preuve, que la passion pour la passion n'est pas viable ; et qu'un amour, pour qu'il durer, doit se nourrir des autres et du petit quotidien. L'amour est uniquement dans les imperfections.


1 commentaire:

Daniel Fattore a dit…

... personnellement, je l'ai dévoré, ce livre-là. Vraiment stupéfiant! Sa taille impressionne, c'est vrai, mais ça tient vraiment la distance.