dimanche 13 avril 2008

La Montagne noire

-
La montagne noire





En ce temps-là, il y avait un jeune homme qui avait une métairie. Il travaillait sa terre courageusement, mais il avait un défaut : il passait ses soirées à jouer aux cartes. Et il perdait souvent.
Un soir, la chance ne lui avait pas souri. Il avait d'abord perdu tout l'argent qu'il avait sur lui. Mais, enragé comme il était, il avait continué, allant jusqu'à mettre tout ce qu'il possédait sur le tapis. Et il perdit.
Il s'en revint bien tristement. Il n'avait plus rien. Qu'allait-il devenir ?
En passant devant le cimetière, il eut l'idée de se pendre. Il alla chercher une grosse corde et voulut se pendre à ta grande croix. Mais alors, un homme très sombre surgit près de lui.

« Que veux-tu faire, Henri ? demanda-t-il.
– Comment savez-vous mon nom ? dit Henri.
– Peu importe, dit l'homme. Que veux-tu faire ?
– Je veux me pendre, car j'ai tout perdu au jeu, et je n'ai plus rien.
– Ne fais pas cela, dit l'homme. Je vais te donner une marmite pleine d'or. Tu pourras ainsi vivre à ta guise. Mais je ne te donnerai cette marmite qu'à la condition que tu dépenses tout en un an et un jour, et que tu viennes me rapporter la marmite à cette date.
– Très bien, dit Henri, mais qui dois-je demander ?
– Tu demanderas la Montagne noire, et là, tu me trouveras. »

L'homme lui donna une marmite qui était pleine de pièces d'or, et il disparut dans la nuit, aussi vite qu'il était venu, sans qu'Henri pût savoir autre chose sur son compte.
Mais après tout, il avait de l'or, et c'était bien suffisant. Pendant toute l'année, il vécut à sa guise, mais il se garda bien de jouer aux cartes. Quand le délai fut venu, il avait tout dépensé, et il partit pour rendre la marmite à l'homme sombre.
Il s'en alla ben loin. Partout, il demandait où se trouvait la Montagne noire. Et on lui répondait qu'on ne le savait pas.
Il arriva ainsi dans un pays désolé. Il n'y avait pas de cultures, seulement de grandes terres en friche, des bois très sombres et des ravins profonds. Il vit une cabane et frappa à la porte. Un vieillard lui ouvrit et lui demanda :

« Que désires-tu ?
– Je cherche la Montagne noire.
– Je suis trop vieux, répondit l'autre. J'ai plus de mille ans et je ne m'en souviens plus. Mais si tu continue dans cette direction, tu trouveras peut-être quelqu'un qui te renseignera. »

Henri continua sa route. Dans une vallée, il vit une cabane et frappa à la porte. Une vieille dame ouvrit et lui demanda :

« Que désites-tu ?
– Je cherche la Montagne noire.
– Tu ne la trouveras pas comme cela, mon garçon. Je vais t'indiquer ce qu'il faut faire si tu veux y parvenir. Continue ton chemin. Dans la vallée que tu veux voir d'ici, tu trouveras un pré, et dans ce pré un étang. Sur cet étang, trois canes viendront nager : une cane noire, une cane grise et une cane blanche. Quand elles sortiront de l'eau, tu t'empareras de la cane blanche et tu lui retireras une plume de l'aile. Alors tu sauras la route qui mène à la Montagne noire. »

Henri fit comme la vieille femme lui avait dit. Il vit les trois canes nager dans l'étang et, quand elles sortirent de l'eau, il s'empara de la cane blanche et lui tira une plume de l'aile.
Il fut bien surpris : l'oiseau s'élança comme pour voler, mais quand il retomba, il se transforma en une ravissante jeune fille vêtue de blanc.

« Comment te nommes-tu ? demanda la jeune fille.
– Henri, répondit le jeune homme.
– Et que me veux-tu ?
– Je cherche le chemin de la Montagne noire.
– Par-delà la vallée, il y a une montagne. C'est la Montagne noire. Sur cette montagne, il y a un château. C'est le château du drac, mon père. Les deux autres canes qui sont ici sont mes soeurs. Mais attention à toi lorsque tu iras dans le château. Mon père t'invitera à souper. Surtout, ne mange rien de ce qui te sera présenté. Ne bois rien de ce qu'il t'offrira. Ensuite, il jouera avec toi aux cartes. Il laissera tomber une carte. Ne la ramasse pas et dis-lui de la ramasser lui-même. Enfin, il te conduira à ta chambre. Ne t'endors pas, et je viendrai moi-même t'en dire davantage. »

Ensuite, la fille blanche s'éloigna avec ses soeurs, et elles disparurent. Henri suivit le chemin que la fille lui avait désigné. Il arriva bientôt devant un énorme château à l'aspect redoutable. Il frappa à la porte. Le drac vint lui ouvrir en personne.

« Me voici, dit Henri. Je te rapporte la marmite. »

Le drac prit la marmite et vérifia s'il n'y avait plus d'or à l'intérieur.

« C'est très bien, dit-il. Tu as tenu ta parole. Entre, et je te recevrai. »

Comme la fille blanche l'avait dit, le drac invita Henri à dîner. On apporta des coquilles de noix et de l'eau sale. Le drac mangea et but gloutonnement. Quant à Henri, il ne toucha à rien. Après le repas, le drac invita Henri à jouer aux cartes, et il laissa tomber une carte sur le sol.

« Ramasse-la, dit-il.
– Ramasse-la toi même », répondit Henri.

Le drac se leva.

« Il est temps d'aller dormir », dit-il.

Et il conduisit Henri dans sa chambre. Une fois là, Henri s'étendit sur le lit, mais il se garda bien de dormir. Bientôt, il entendit frapper à la porte. C'était la fille blanche. Il lui ouvrit la porte. Elle entra. Elle lui apportait du pain, de la viande et du vin.

« Cela, dit-elle, tu peux le manger et le boire, il ne t'arrivera rien de fâcheux. Mais tout à l'heure, au lieu de t'étendre sur le lit, tu te mettras dessous. »

Et la fille blanche s'en alla, le laissant dormir. Au milieu de la nuit, il fut réveillé par un bruit. Il y avait quelqu'un dans la chambre. Il regarda prudemment et s'aperçut que c'était le drac. Il était entré par la cheminée. Il avait une fourche à la main et il la planta dans le lit. Puis il s'en alla. Le lendemain matin, le drac fut bien étonné de voir Henri descendre de la chambre.

« As-tu bien dormi ?
– Non, répondit Henri. Il y avait des punaises dans le lit, et elles m'ont piqué.
»

Ce jour-là, tout se passa bien. Le drac invita Henri à manger, mais celui-ci se garda bien de toucher à quoi que ce fût. Et le soir, ils jouèrent aux cartes. Le drac fit tomber une carte et demanda à Henri de la ramasser. Il refusa, et le drac le conduisit à sa chambre. Là, la fille blanche l'avertit qu'il fallait qu'il se mît sur l'armoire s'il voulait dormir.
Au milieu de la nuit, Henri se réveilla. Il entendait du bruit. C'était le drac qui était entré par la cheminée. Le drac versa de l'huile sur le lit et il y mit le feu. Puis il s'en alla.
Le lendemain, la drac fut bien étonné de voir Henri descendre de sa chambre.

« As-tu bien dormi ?
– Oh ! non, il y a des odeurs épouvantables dans ta maison. Cela sent la fumée, et c'est très désagréable. »

Ce jour-là, tout se passa bien. Le soir, le drac l'invita à dîner, puis à jouer aux cartes. Henri ne mangea rien, et ne ramassa pas la carte que le drac avait fait tomber. Quand il fut dans sa chambre, la fille blanche vint le trouver, lui apportant à manger et à boire, et lui disant :

« Cette nuit, il ne faut pas que tu dormes dans la chambre. Va-t'en dans la cave et trouve-toi un endroit pour te reposer. »

La nuit, le drac entra dans la chambre par la cheminée et il démolit tout, de telle sorte que la pièce fut saccagée et le plancher troué. Puis il s'en alla.
Le lendemain, le drac vit Henri sortir de la cave. Il fut bien étonné et lui dit :

« As-tu bien dormi ?
– Oh ! non, ta maison n'est pas solide. Le plancher de la chambre s'est effondré et je me suis retrouvé dans la cave.
– Puisque c'est ainsi, je ferai réparer la chambre », dit le drac.

Et il dit encore :

« Ce n'est pas tout. Puisque tu es chez moi, il importe que tu gagnes ta nourriture et ton logement. Vois-tu cette forêt ? Je veux qu'avant le coucher du soleil, tous les arbres soient abattus et rangés en tas. Voici ton instrument. »

Et le drac donna à Henri une hache en verre.
Henri alla dans la forêt et commença à frapper de sa hache un tronc d'arbre.
Au premier coup, la hache se cassa en mille morceaux. Henri était bien ennuyé et il ne savait pas quoi faire. Alors, il vit arriver la fille blanche qui lui dit :

« Ne t'inquiète pas. Je ferai le travail pour toi. »

Elle prit une baguette et ordonna à la forêt de se débiter en troncs d'arbres rangés les uns à côtés des autres. Cela fut fait en un instant. Et quand le drac vit cela, il fut bien étonné.
Le lendemain, il dit à Henri :

« Ce n'est pas tout. Tu es chez moi et il importe que tu gagnes ce que tu manges. Vois-tu cet étang. Je veux que ce soir, avant le coucher du soleil, il soit complètement vidé et que les poissons soient triés. Voici ton instrument. »

Et le drac lui donna une passoire.
Henri alla sur le bord de l'étang et essaya de vider l'eau. Mais il vit bien que c'était impossible. Alors, la fille blanche arrive et lui dit :

« Ne t'inquiète pas. Je ferai le travail pour toi. »

A l'aide de sa baguette, elle commanda que l'étang fût vidé et que les poissons fussent rangés. Et cela fut fait immédiatement.
Quand le drac vit que tout était conforme à ses ordres, il fut bien étonné. Le lendemain, il dit à Henri :

« Ce n'est pas tout. Il faut que tu gagnes ta vie. Je veux que d'ici le coucher du soleil, tu sois allé chercher le coq que tu vois sur la tour. Mais il n'y a pas d'échelle dans le château, et le toit est si glissant qu'il est impossible de s'y tenir. Fais comme tu voudras, mais je veux ce coq. »

Henri était bien ennuyé. Il se mit la tête entre les mains et commença à se lamenter. Alors, la fille blanche vint le trouver.

« Ne t'inquiète pas, dit-elle. Voici ce que tu vas faire. Tu vas chercher du bois et allumer un feu. Puis, sur ce feu, tu feras bouillir une marmite pleine d'eau. Quand l'eau sera bouillante, tu me couperas en petits morceaux et tu me jetteras dedans.
– Mais je ne veux pas te couper en petits morceaux, dit Henri.
– Fais ce que je te dis, tu verras qu'il ne m'arrivera rien de mauvais. Quand tu m'auras mis à bouillir, la chair se détachera de mes os. Tu prendras tous mes os et tu les mettras l'un sur l'autre le long de la muraille. Ainsi, tu pourras monter sur la tour. Tu prendras le coq et tu redescendras. En redescendant, tu prendras soin de recueillir mes os, un par un, et lorsque tu seras arrivé en bas, tu les mettras tous dans le chaudron. Alors tu remettras le chaudron à bouillir, et je serai de nouveau comme je suis. »

Henri fit comme la fille blanche lui avait dit. Il fit bouillir de l'eau dans une marmite, il coupa la fille blanche en petits morceaux et, mettant les os bout à bout, il atteignit le sommet de la tour. Quand il eut le coq, il redescendit. Mais quand il fut en bas, il s'aperçut qu'il avait oublié un petit os, un orteil. Il voulut remonter le chercher, mais le temps pressait, et il préféra jeter tous les os dans le chaudron qu'il remit à bouillir. Au bout de quelques instants, la jeune fille blanche réapparut, entière à l'exception de son petit orteil, et plus belle et resplendissante que jamais.
Le drac fut bien étonné en voyant qu'Henri avait réussi à s'emparer du coq. Il lui dit :

« Puisque c'est ainsi, demain tu choisiras parmi mes filles celle qui t'aime et qui voudrait t'épouser. Mais elles seront toutes les trois enveloppées dans des voiles et tu devras la reconnaître ainsi. Malheur à toi si tu te trompes, car alors tu devras rester avec moi dans le château et me servir. »

Le lendemain, le drac présenta ses trois filles à Henri. Elles dissimulées derrières des voiles et il était impossible de les reconnaître. Mais Henri remarqua que les pieds des filles apparaissaient au bas de leurs voiles. Et à l'un de ces pieds, il manquait le petit orteil. «

C'est celle-ci qui m'aime et que j'aime », dit-il.

Le drac lui dit :

« Puisqu'il en est ainsi, prends-la et va-t'en avec elle. »

Et c'est ainsi qu'Henri épousa la fille du drac.


Recueilli dans le Rouergue (Aveyron)


8 commentaires:

PetitChap a dit…

C'est un conte que mon institutrice de maternelle nous racontait régulièrement. Il m'a énormément marqué, je ne saurais pas dire pourquoi ...
Quelle ne fut pas ma surprise quand je l'ai retrouvé, au fin fond d'un petit bouquin ! Le voici donc ...

... Le "drac" désigne en général le diable ...

M. Ogre a dit…

...Mais c'est tout bonnement magnifique cette histoire... Je vous imagine concentrée et ravie devant votre maîtresse vous contant l'histoire... bouche ouverte et yeux exorbités... comme je l'étais moi-même en lisant ce conte...
Mais c'est bien ce que je pensais, on a toujours besoin d'une femme...fut-elle un peu fée ce qui ne gâche rien... Et puis cela ne m'étonne pas Que les Ogres (car c'en est un, je l'ai reconnu...) aient de si charmantes filles... C'est dans la nature des Ogres !!!

PetitChap a dit…

Oui, c'est un Ogre, il n'y a aucun doute là-dessus ... Et il est bien évident que vous (vous hommes, Ogres, ou que sais-je encore) aurez toujours d'une femme ... mais tout de même, que ne feraient-elles pas pour se faire épouser ...?!

Mon institutrice avait pour habitude de clore ses contes par "Cric, crac, lo conte es acabat !" J'adore ... Ah oui, j'oubliais : elle nous les contait régulièrement en VO (!!), c'est à dire en occitan. L'histoire de la fille qui donne ses os à l'homme, et qui sacrifie malgré elle son petit orteil m'a énormément marquée. C'est très visuel, en fait ...

Il me semble tout de même que dans le conte que j'entendais dans ma petite jeunesse, la jeune fille était un cygne ... Un peu plus majestueux donc qu'une cane, un peu plus dangereux aussi ...

Je crois que je vais creuser un peu et voir si je trouve d'autres contes régionaux (mais de chez moi, hein ... pas de n'importe quelle région donc !). Je pense que je vais aussi mettre quelques autres contes : à commencer par quelques versions orales du petit chaperon rouge, par exemple... ^^

M. Ogre a dit…

...Ah bah, nous y voilà donc... J'adorerai que vous mettiez enfin les versions orales que vous connaissez du Petit Chaperon Rouge. Pour moi, j'ai souvent tourné autour... de l'idée de publier ce conte et de chercher ce qui s'y rapportait... Mais c'est votre lot à vous que de nous le faire découvrir et je ne puis donc m'y substituer... Je continue bon an mal an à chercher, sans trop de succès, à chercher des histoires sur mes aïeux... "si tu manges pas ta soupe..." ; Je me plais aussi à imaginer un conte (?) où l'on verrait se rencontrer un Ogre et un petit Chap. ...

Je crois que ce blog se prête très bien aux contes et pas seulement aux résumés de livres... Je vote pour... et vous embrasse...

PS. Il reste peu d'Ogres à ma connaissance dans le Rouergue... En revanche les loups semblent continuer d'y pulluler...

PetitChap a dit…

... les versions orales seront donc publiées. Il me semble que j'en ai trois, dont une (la nivernaise) qui est facilement accessible sur Internet. Elle sera néanmoins la première à être publiée ... peut être même le sera-t-elle dès ce soir ...

Je ne connais pas grand chose en matière de contes, mais je dois reconnaître que le peu que je connais me plait énormément. Je vais essayer de faire un effort de découverte ... Que ne ferais-je pas pour vous procurer un peu de plaisir ...?!! ... hum ... Quant à cette histoire de conte où l'on verrait se rencontrer un Ogre et un PetitChap, il y a là matière à creuser, sans aucun doute ... Mais je crains de n'être pas à la hauteur de vos attentes ... Nous verrons donc ...

Je vous embrasse, cher Ogre ...

PS : pour ce qui est des loups dans le Rouergue, vous êtes complètement dans le vrai ...

M. Ogre a dit…

...Bouhhh... Point de nouvelle publication ce soir... Snif... Mais je ne désespererai jamais de vous... Je vous souhaite donc une douce et agréable nuit et m'en vais songer à Dona Flor...

PetitChap a dit…

... l'impatience, l'impatience ... c'est ce qui vous perdra, l'Ogre ...

Anonyme a dit…

j'adore cette histoire, elle est géniale! ça me rapelle les livres de contes que je dévorais chez mes Grands-parents! :)