mardi 11 novembre 2008

Vendredi ou les limbes du pacifique

Roman adultes
Vendredi ou les limbes du pacifique

Michel Tournier
Gallimard (Folio), 2006 - 282 p.

Note : 5/5

Quatrième de couverture : « Tous ceux qui m'ont connu, tous sans exception me croient mort. Ma propre conviction que j'existe a contre elle l'unanimité. Quoi que je fasse, je n'empêcherai pas que dans l'esprit de la totalité des hommes, il y a l'image du cadavre de Robinson. Cela suffit — non certes à me tuer — mais à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers, dans les limbes, en somme...
Plus près de la mort qu'aucun autre homme, je suis du même coup plus près des sources mêmes de la sexualité. »

Réécriture du mythe de Robinson Crusoe, mais version bien plus réaliste, moins basée sur l'aspect quotidien des choses que sur l'impact psychologique de cette solitude forcée.

Robinson échoue donc sur une île inconnue et apparemment vierge de toute vie humaine. Après quelques heures de panique, il sombre "logiquement" dans une belle dépression qui l'amène à régresser. Il se laisse aller à ses instincts les plus primaires, s'immergeant et s'enivrant dans la souille jusqu'à la jouissance, presque jusqu'à la mort, ne marchant plus qu'à quatre pattes par manque de force et de volonté, mangeant à même le sol, se roulant presque avec bonheur dans ses défections... Un épisode hallucinatoire le fera sortir de cette torpeur.
Commence alors une nouvelle ère pour Robinson. Il entreprend de "s'humaniser" à nouveau. Speranza — c'est le nom qu'il donne alors à "son" île — doit être acceptée, elle doit même être "administrée". C'est le temps de la construction, de la sédentarisation. Il passe de l'ère de la chasse et de la cueillette à celle de l'élevage et de l'agriculture... Il se proclame Gouverneur de Speranza, instaure des lois, des règles et des sanctions en cas de non-respect... Il accepte peu à peu l'île, cette île qui, tour à tour, est mère et épouse... De ces amours naîtront d'ailleurs des "filles-mandragores"...
Et Vendredi apparait... et l'équilibre fragile de Speranza s'en ressent... jusqu'à l'épisode terrible qui provoque la fin de l'ère "Île administrée"...
Robinson et Vendredi tendront alors à autre chose, s'élèveront de plus en plus haut...

Le roman est ponctué d'extraits du journal de Robinson, son "log-book"... Ses réflexions sur la valeur de l'argent, sur l'importance de la maîtrise du langage et de la maîtrise du temps, sur l'amour et les pulsions sexuelles, sur la supériorité d'un homme sur un autre sont un véritable délice, de même que la description de sa période de déchéance... Robinson frôle en permanence la folie, et il en a conscience... mais n'est-ce pas être déjà fou que de craindre de l'être...?

Il y eu pléthore d'études sur ce roman et de comparaisons avec le roman de Defoe, j'ai trouvé tout un tas de choses en passant par l'ami Google. Je ne vais donc pas m'étendre sur le sujet, je n'écrirais rien de mieux que ce qui a déjà été fait. Je vous laisse le soin de faire quelques recherches si ça vous tente ; de mon côté, je ne peux que vous inviter à lire cette belle version, ne serait-ce que pour les épisodes de la souille et, plus tard, des amours telluriques...

Allez, deux extraits pour la route :

« Et je suis entré en solitude, comme on entre tout naturellement en religion après une enfance trop dévote, la nuit où la Virginie a achevé sa carrière sur les récifs de Speranza. Elle m'attendait depuis l'origine des temps sur ces rivages, la solitude, avec son compagnon obligé, le silence...
Ici je suis devenu peu à peu une manière de spécialiste du silence, des silences, devrais-je dire. De tout mon être tendu comme une grande oreille, j'apprécie la qualité particulière du silence où je baigne. Il y a des silences aériens et parfumés comme des nuits de juin en Angleterre, d'autres ont la consistance glauque de la souille, d'autres encore sont durs et sonores comme l'ébène. J'en arrive à sonder la profondeur sépulcrale du silence nocturne de la grotte avec une volupté vaguement nauséeuse qui m'inspire quelque inquiétude. Déjà le jour, je n'ai pas pour me retenir à la vie une femmes, des enfants, des amis, des ennemis, des serviteurs, des clients qui sont comme autant d'ancres fichées en terre. Pourquoi faut-il qu'au cœur de la nuit je me laisse de surcroît couler si loin, si profond dans le noir ? Il se pourrait bien qu'un jour, je disparaisse sans laisser trace, comme aspiré par le néant que j'aurais fait naître autour de moi. »[pp. 84-85]
« Repoussant ses scrupules, Robinson imagina que certains arbres de l'île pourraient s'aviser de l'utiliser — comme les orchidées faisaient les hyménoptères — pour véhiculer leur pollen. Alors les branches de ces arbres se métamorphoseraient en femmes lascives et parfumées dont les corps incurvés seraient prêts à l'accueillir...
Parcourant l'île en tous sens, il finit par découvrir en effet un quillai dont le tronc — terrassé sans doute par la foudre ou le vent — rampait sur le sol dont il s'élevait médiocrement en se divisant en deux grosses branches maîtresses. L'écorce était lisse et tiède, douillette même à l'intérieur de la fourche dont l'aisselle était fourrée d'un lichen fin et soyeux.
Robinson hésita plusieurs jours au seuil de ce qu'il appellerait plus tard la voie végétale. Il revenait tourner autour du quillai avec des airs louches, finissant par trouver du sous-entendu aux branches qui s'écartaient sous les herbes comme deux énormes cuisses noires. Enfin il s'étendit nu sur l'arbre foudroyé dont il serra le tronc dans ses bras, et son sexe s'aventura dans la petite cavité moussue qui s'ouvrait à la jonction des deux branches. Une torpeur heureuse l'engourdit. Ses yeux mi-clos voyaient un déferlement de fleurs aux chairs crémeuses qui versaient de leurs coroles inclinées des effluves lourds et entêtants. Entrouvrant leurs muqueuses humides, elles semblaient attendre quelque don du ciel que traversaient des vols paresseux d'insectes. Robinson n'était-il pas le dernier être de la lignée humaine appelé à un retour aux sources végétales de la vie ? La fleur est le sexe de la plante. La plante naïvement offre son sexe à tout venant comme ce qu'elle a de plus brillant et de plus parfumé. Robinson imaginait une humanité nouvelle où chacun porterait fièrement sur sa tête ses attributs mâles ou femelles — énormes, enluminés, odorants...
Il connut de longs mois de liaison heureuse avec Quillai. » [pp. 120-121]

J'ai vraiment adoré ce bouquin... Et je le relirai très certainement.


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